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Commentaire

Bizzareries – 1er trimestre 2019

02 avril 2019

À EdgePoint, nous sommes fiers de notre capacité à repérer les choses étranges qui, dans le contexte de malaise monétaire actuel, ne manquent pas. Pour citer le légendaire investisseur Charlie Munger : aujourd’hui, quiconque n’est pas dérouté par la situation ne la comprend pas bien. Nous vous présentons un exemple évocateur, soit la nouvelle émission d’obligations à un an de General Mills, Inc. libellées en euro qui offrent un taux d’intérêt précis de 0,000 %. En tant qu’investisseurs, nous sommes très loin de la coupe aux lèvres.

Source: Bloomberg LP. General Mills, Inc. 0.000% Notes, due 2020 8-K Form.

Il est fascinant de penser qu’une entreprise peut émettre un nombre illimité de titres de créance avec un taux d’intérêt de zéro et, pour autant que la dette puisse être refinancée à l’échéance, qu’elle n’aura jamais de problème à assurer le service de cette dette. En réalité, vous n’avez pas besoin d’une entreprise pour effectuer une telle émission : je pourrais émettre 100 milliards de dollars d’obligations sans intérêt et mes détenteurs d’obligations seraient satisfaits de savoir que je peux aisément couvrir les paiements promis. Néanmoins, les banques centrales de ce monde sont d’avis que cette façon de faire est bénéfique pour l’économie dans son ensemble.

Non seulement de nombreuses entreprises réussissent à émettre des obligations qui ne promettent aucun rendement, mais les versements d’intérêts ont aussi considérablement chuté parmi les titres à taux fixe. Dans un tel contexte, les émetteurs d’obligations de sociétés ont fait exactement ce à quoi nous pouvions nous attendre : ils ont émis une énorme quantité de titres de créance. Tel qu’il est illustré dans le graphique suivant, les titres de créance de sociétés non financières en circulation (émis par des entreprises autres que des banques) ont augmenté de près de 50 % pour se chiffrer à quelque 9 billions de dollars, comparativement au creux d’environ 6 billions de dollars après la crise financière

Titres de créance de sociétés non financières

2000 à 2018

Source : Goldman Sachs Global Investment Research, Federal Reserve Board, Financial Accountants of the United States, Late-cycle risks in credit, mars 2019. Titres de créance de sociétés non financières (papier commercial, obligations industrielles, obligations de sociétés) plus les prêts (prêts d’institutions de dépôts, autres prêts et avances, prêts hypothécaires).

Au cours des 10 dernières années (bref, depuis la crise financière), la rentabilité des entreprises a augmenté, mais les bénéfices des entreprises émettrices de titres de créance n’ont pas suivi la hausse de 50 % des titres de créance en circulation. Tel qu’il est indiqué dans le graphique de gauche ci-dessous, le levier brut des émetteurs de titres de qualité supérieure (mesuré au moyen du ratio de la dette sur le bénéfice de l’entreprise) excède les sommets constatés après les creux des récessions précédentes. Il s’agit d’un point important puisque la dernière fois où les ratios de levier financier se sont établis près des niveaux actuels, la cause était la faiblesse de la rentabilité et non les émissions record de nouvelles obligations, comme c’est le cas maintenant. Dans le contexte actuel où l’économie est solide et la rentabilité est élevée, ce ratio de levier financier pourrait se détériorer très rapidement advenant un ralentissement.

Levier brut et Couverture des interest

1992 à 2018

Source : Morgan Stanley, "U.S. Corporate Credit Strategy Outlook", mars 2019.

Mais, tout comme je pourrais facilement payer des intérêts de 0,0 % sur une créance de 100 milliards de dollars en ne bougeant pas de mon bureau, ces mêmes sociétés émettrices lourdement endettées par rapport aux bénéfices réalisés à l’heure actuelle disposent depuis longtemps de faibles taux d’intérêt. Par conséquent, tel qu’il est indiqué dans le graphique de droite ci-dessous, les ratios de couverture des intérêts demeurent relativement élevés par rapport aux normes historiques. Malgré leur fort endettement, les sociétés peuvent facilement affecter leur bénéfice au paiement des intérêts.

Ratio de couverture des intérêts :

sert à déterminer la capacité d'une société à payer les intérêts sur les titres de créance en circulation. Le ratio correspond au quotient du bénéfice d'une société donnée avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA) et des intérêts à payer par la société au cours de la même période.

Il devient donc très difficile pour les pauvres analystes des agences de notation de déterminer si une société est trop endettée. Grâce à la faiblesse des taux d’intérêt, il est assez facile de payer les intérêts à taux fixe. Par ailleurs, les sociétés émettrices de titres de créance de première qualité ont rarement eu autant de titres de créance en circulation si l’on tient compte de leur rentabilité. Étant donné que les sociétés de première qualité sont si nombreuses à emprunter allègrement à des taux d’intérêt dérisoires, le nombre de titres de créance notés BBB – l’échelon le plus bas de la catégorie investissement, juste avant un déclassement vers les obligations spéculatives – a plus que quintuplé depuis la crise financière, pour frôler les 2,5 billions de dollars.

Titres de créance notés BBB et BB en circulation

2000 à 2018

Source : J.P. Morgan; les émetteurs des marchés émergents ont été exclus. Le nombre de titres de créances notés BBB est 5,3 fois plus élevé qu’en 2007, alors que le nombre de titres de créance notés BB est 2,3 fois plus élevé. Les titres notés BBB sont maintenant 4,8 fois plus nombreux que les titres BB.

On pourrait être porté à croire que cette situation veut tout simplement dire que nous avons l’embarras du choix en matière d’obligations de sociétés BBB. Le problème dans tout ça est qu’en période de récession, les obligations notées BBB ont tendance à basculer dans la catégorie des titres spéculatifs. Le nombre d’obligations qui seront déclassées dépend en grande partie de la durée de la récession et de la qualité des bilans des sociétés à ce moment-là. Selon une approximation qui applique les tendances de déclassement historiques au nombre actuel de titres BBB, les analystes de J.P. Morgan estiment que les titres de créances de première qualité qui risquent d’être déclassés sur une période de trois ans au cours de la prochaine récession pourraient représenter jusqu’à 494 milliards de dollars.i

Cela fait beaucoup de nouveaux titres de créance à rendement élevé à absorber! Pour comprendre l’ampleur du problème, il faut savoir que ces nouveaux titres de créance à rendement élevé de 494 milliards de dollars doivent se tailler une place sur un marché mondial des obligations à rendement élevé qui totalisent aujourd’hui quelque 1,3 billion de dollars, comme l’indique la tranche en jaune dans le graphique ci-dessous. Auparavant, les détenteurs d’obligations à rendement élevé profitaient des anges déchus qui se présentaient lorsque, par suite d’un déclassement, les mandats de titres à revenu fixe de qualité supérieure qui ne peuvent détenir d’obligations à rendement élevé étaient tenus de se départir de leurs actifs. Par contre, lorsque la quantité d’acheteurs d’obligations à rendement élevé doit augmenter de 40 % simplement pour parvenir à absorber les titres récemment déclassés, nous ouvrons une toute nouvelle boîte de Pandore. Il pourrait en effet s’agir d’un réel casse-tête pour le marché des titres à rendement élevé. 

Source : Morgan Stanley Research, FTSE Fixed Income LLC. Titres de qualité supérieure déclassés quand le cycle change : la valeur nominale des titres BBB en circulation est maintenant ~2,5 fois plus grande que la totalité de l’indice des titres à rendement élevé.

Un exemple, s’il vous plaît

Vous allez peut-être dire que nous sommes fous, mais ce déséquilibre nous enchante. La situation que nous venons de décrire causerait sans contredit une distorsion sur les marchés des titres à rendement élevé, mais il est toujours bon de remettre les choses en perspective pour permettre à certaines obligations de dévoiler leur vraie valeur. Nous allons vous donner un exemple.

Le tableau ci-dessous comprend les six plus grands émetteurs d’obligations notées BBB aux États-Unis qui, ensemble, représentent 400 milliards de dollars des 2,5 billions de dollars de titres notés BBB en circulation. Supposons qu’AT&T procède à une acquisition considérable au moment où le marché des services Internet à domicile connait de grands bouleversements. Les ménages délaissent de plus en plus les services traditionnels de câblodistribution, et la concurrence est féroce avec des sociétés fortement capitalisées et quelque peu irrationnelles pour offrir du contenu de grande qualité à la distribution prestigieuse, à cette époque où le public a l’embarras du choix en matière de divertissement à bas prix. Situation tout à fait hypothétique, bien sûr. Dans notre exemple, les revenus d’AT&T sont anémiques, les dépenses en immobilisations augmentent et les marges se compriment : c’est donc sans surprise que les titres de la société sont déclassés pour devenir des titres spéculatifs.

Titres de créance de l’indice (en milliards de dollars)
Source : J.P. Morgan, « How much BBB debt will fall to HY? » Au 21 février 2019. Les titres de créance de l’indice susmentionnés font référence aux titres de créances notés BBB en circulation.

Tout d’un coup, les gestionnaires de titres à revenu fixe de qualité supérieure qui détiennent des obligations d’AT&T se voient dans l’obligation de vendre 95 milliards de dollars de titres de créance d’AT&T sur le marché des obligations à rendement élevé de 1,3 billion de dollars. Autrement dit, le marché des obligations à rendement élevé doit croître de plus de 7 % uniquement pour accommoder un seul émetteur qui vient d’être déclassé. Voici la suite des évènements : les fonds d’obligations à rendement élevé cherchant à ajouter AT&T à leurs portefeuilles seraient alors obligés de vendre des placements existants dans des obligations à rendement élevé. Ainsi, des obligations autrement solides seraient liquidées pour faire de la place aux formidables titres d’AT&T, entraînant une baisse du prix de l’obligation vendue. Or, cette baisse devra être suffisamment forte pour que le rendement attire de nouveaux capitaux sur le marché des obligations à rendement élevé. 

Peut-être même que nos propres placements dans les obligations à rendement élevé feront partie des positions qui seront liquidées. Voyons un exemple d’obligation à rendement élevé. Era Group est une société de services d’hélicoptère qui assure les déplacements des travailleurs en provenance et à destination des plateformes pétrolières et gazières dans le golfe du Mexique. Au quatrième trimestre de 2016, nous avons ajouté les obligations de cette société dans le Portefeuille mondial de fonds de revenu et de croissance EdgePoint et le Portefeuille canadien de fonds de revenu et de croissance EdgePoint, alors que le marché se détournait de tout ce qui avait un lien avec l’exploitation du pétrole et du gaz, surtout s’il s’agissait d’exploitation en mer, un peu comme c’est le cas aujourd’hui. Nous étions d’avis que l’équipe de direction d’Era Group, reconnue pour sa prudence et son efficacité, pourrait gérer le repli sans qu’il y ait une hausse de l’activité (augmentation de la demande). À l’époque, l’obligation d’Era à 7,75 % échéant en 2022 affichait un prix de 96 $ US et un rendement à l’échéance de 9,0 %.

S’extirpant du creux du cycle du secteur du pétrole et du gaz, Era a continué de générer des liquidités de ses activités et de vendre des actifs non essentiels au cours des deux dernières années. Elle est ainsi parvenue à améliorer considérablement sa situation financière en remboursant sa dette et en accumulant des liquidités, comme il est indiqué ci-dessous (données ajustées pour tenir compte d’une autre vente d’actif au premier trimestre de 2019). L’encours de la dette nette d’Era en pourcentage de la valeur des hélicoptères qu’elle détient est passé de 30 %, lorsque nous avons acheté ses obligations la première fois, à seulement 12 % à la fin de 2018. Cela signifie que nous évaluons la valeur des hélicoptères à huit fois celle des obligations que nous détenons, compte tenu des liquidités. Toutefois, le pétrole et le gaz n’ont toujours pas la cote auprès des marchés. C’est pourquoi, même aujourd’hui, les obligations affichent un prix à peine supérieur à 99 $ US et un rendement à l’échéance de 8,0 %.

Era Group Inc. (In M$ US)2016T1 2017T2 2017T3 2017T4 20172017T1 2018T2 2018T3 2018T4 20182018
Source : états financiers de la société et données ajustées selon l’analyse d’EdgePoint pour tenir compte d’au moins une autre vente au premier trimestre de 2019.

Dans notre exemple, si les détenteurs d’obligations d’Era Group à 7,75 % échéant en 2022 (comme nous) liquidaient leurs placements dans la société d’hélicoptères pour investir dans le géant des télécommunications à la suite du déclassement d’AT&T, c’est avec plaisir que nous les soulagerions de leur fardeau. Nous pourrions par contre essayer de payer un prix se rapprochant davantage des 96 $ US que nous avons initialement déboursés. Si le détenteur d’obligations était un fonds indiciel qui doit réduire son placement dans Era Group pour investir dans AT&T, nous nous assurerions de faire une offre encore plus basse.

Observations finales

Il semble presque certain que les taux d’intérêt incroyablement bas que nous avons connus au cours des dernières années vont, à un moment ou à un autre, avoir des conséquences imprévisibles sur les marchés. Une des distorsions les plus flagrantes sur les marchés du crédit aujourd’hui est la croissance rapide des obligations de sociétés notées BBB, qui n’a d’égal que les impressionnants ratios d’endettement des émetteurs de titres BBB. Pendant la prochaine récession, alors que la rentabilité des sociétés chutera, la quantité d’obligations de qualité supérieure les moins bien notées qui pourraient être déclassées aura très certainement une incidence sur les cours des obligations de sociétés. Toute distorsion des cours causée par les limites d’un mandat de placement obligeant les gestionnaires à vendre ou tout autre facteur technique qui n’est pas lié aux données fondamentales sera simplement considérée comme une occasion que nous analyserons avec plaisir pour nos portefeuilles.


iSource : J.P. Morgan, « How much BBB debt will fall to HY? » Au 21 février 2019.